Stratégie

« En France, le travail est considéré comme un coût qu’il faut réduire » (Bruno Palier, Sciences Po)

Par Sylvie Aghabachian | Le | Management

Conditions de travail, qualité des emplois, choix managériaux et d’organisation, santé au travail, sens du travail… : ces questions ont fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales. Une partie de ces contributions est rassemblée dans l’ouvrage collectif « Que sait-on du travail » (Presses de Sciences Po). Un livre qui dresse un état des lieux des réalités du travail en France coordonné par Bruno Palier, politiste et directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po.

Bruno Palier  - © D.R.
Bruno Palier - © D.R.

La crise de la Covid a-t-elle bouleversé le monde du travail ?

La période très particulière de la Covid a permis de révéler un certain nombre de choses, d’en accélérer d’autres et de faire déboucher un monde un peu nouveau avec des transformations profondes des situations au travail. Nous avons constaté l’accélération d’un certain nombre de tendances comme le télétravail et la digitalisation. Dans notre ouvrage, on parle beaucoup de l’accélération des outils digitaux dans de nombreux emplois et de la présence de l’intelligence artificielle dans les entrepôts, dans l’industrie automobile, dans les tablettes qui accompagnent et mettent la pression sur les aides à domicile auprès des personnes âgées dépendantes, par exemple.

La Covid a occasionné aussi une prise de distance ou une réflexion sur son travail et a amené à un certain nombre de demandes comme des jours de télétravail ou être en capacité de participer à l’organisation du temps de travail.

Il y a aussi les questions sur le sens de son travail qui étaient déjà là, mais qui ont pu être reposées plus concrètement.

Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences Po), 22 € - © D.R.
Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences Po), 22 € - © D.R.

Vous parlez du nouveau rapport au travail dans votre livre. Comment l’expliquez-vous ?

L’idée de cet ouvrage m’est venue au moment de la réforme des retraites et sur le fait de comprendre pourquoi les Français ne souhaitent pas travailler plus longtemps. On le savait déjà depuis le début des années 2000. Les réponses sont les conditions de travail, l’intensification du travail et le sentiment de dépossession de beaucoup de salariés sur leur propre travail.

Les gouvernements et entreprises ont beaucoup conçu le travail comme un coût qu’il s’agit d’externaliser en partie, de délocaliser comme les emplois assez qualifiés de l’industrie, d’intensifier pour accroître la productivité en passant par un management par le chiffre, pressurisant. Benoît Serre, le vice-président délégué de l’ANDRH a d’ailleurs déclaré, dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde après avoir lu notre ouvrage, qu’il fallait repenser nos modes de management qui sont sans doute trop verticaux, chiffrés et pas assez inclusifs et participatifs.

Une autre population est en effet bousculée : les managers…

Dans la mesure où les entreprises ont perdu des lieux où l’on pouvait avoir au moins des échanges ou une implication de l’ensemble des salariés dans l’élaboration de la stratégie, l’organisation du travail, du fonctionnement d’un service, on se retrouve dans une situation où beaucoup de managers sont des courroies de transmissions sans marge de manœuvre. Ils sont là pour faire appliquer les directives et les orientations de l’entreprise. De moins en moins de managers se reconnaissent dans cette façon d’organiser les choses et se sentent pris entre deux feux. La fonction de manager de proximité réduit l’absentéisme mais on assiste à son érosion.

Pourquoi ne se rend-on compte que depuis quelques années de ce décalage entre salariés et entreprises ?

Retournement de situation sur le marché du travail

La préoccupation des gouvernements et des syndicats était le chômage en France et le fait de sauver l’emploi, quitte à sacrifier les conditions de travail, la formation, etc. Ce qui change, c’est la baisse du chômage pour des raisons conjoncturelles, notamment démographiques. Nous avons de plus en plus de métiers en tension à cause d’un manque de personnel qualifié dans l’industrie et la Tech et aussi parce que les conditions de travail, d’horaires, de rémunérations ne sont pas attractives.

Il y a aujourd’hui un retournement de situation sur le marché du travail : les Allemands font grève, les Anglais retrouvent des syndicats qui avaient quasiment disparu du paysage depuis Margaret Thatcher et il y a des grèves majeures dans l’industrie automobile américaine. La capacité de négociation est plus à l’avantage des salariés.

Les prévisions de chômage pour la fin 2023 et début 2024 ne sont pas optimistes selon Pôle emploi…

L’Ined et l’Insee comptent le nombre de personnes qui entreront en âge actif. Dans les années qui viennent, nous avons une stabilisation à 30 millions. Nous avons créé beaucoup d’emplois ces dernières années. Cette mauvaise nouvelle sur le front du chômage est conjoncturelle. Structurellement, la situation sur le marché du travail évolue, comme la démographie l’indique.

Les attentes fortes des Français envers le travail sont-elles une spécificité française ?

Oui, c’est une exception française. Le travail occupe peut-être moins de place dans les attentes, les préoccupations et la construction de soi dans les autres pays. Cela a été démontré par le sociologue du travail Alain d’Iribarne. Cette attente est déçue par rapport aux conditions proposées. Une tension se crée entre ce que j’espère de mon travail, ce que je voudrai y faire et les conditions dans lesquelles je le réalise.

Les infirmières disent par exemple, très souvent à l’hôpital  : « Je n’ai pas les moyens de bien faire mon travail. »  Ces conditions sont usantes physiquement et psychologiquement. 60 % de personnes ont des difficultés au niveau de la pénibilité, de l’intensité du travail avec à la clé des troubles psychosociaux, une perte de sens au travail. Les Français sont prêts à s’investir mais avec le sentiment que ce n’est plus possible de réaliser correctement son travail.

Quels facteurs expliquent cette spécificité française ?

  • Une organisation du travail plus verticale avec la prégnance ou persistance du Taylorisme dans l’organisation du travail, qu’on retrouve dans l’industrie mais aussi dans les services aux autres. Ce mode ne fait pas appel à la créativité, ni à la réflexion, ni à la capacité d’implication du salarié.
  • La montée en puissance du Lean management, pourtant en perte de vitesse dans beaucoup de pays. C’est un Lean plutôt technocratique qui ne fait pas beaucoup de concessions sur l’autonomie et insiste beaucoup à la mesure et au contrôle de la qualité, et sur la prégnance des chiffres.
  • L’organisation apprenante n’est pas aussi importante qu’en Allemagne ou dans les pays nordiques et ne suit pas le sens de l’histoire, puisque l’apprenant perd du terrain en France avec l’horizontalité, la participation des salariés à l’organisation de leur propre travail et à la définition de l’organisation du travail en général, voire de la stratégie de l’entreprise, etc.

Vous évoquez aussi la problématique du coût du travail en France…

Même débat que pour la semaine de 4 jours

En France, nous constatons aussi une distance croissante physique et matérielle entre l’endroit où travaillent les cadres/managers et celui où travaillent les producteurs. Tout cela s’inscrit dans une vision globale d’une stratégie de croissance et de compétitivité, de création d’emplois, fondée sur l’idée que le travail coûte trop cher.

Le travail est considéré par nos politiques publiques et les entreprises comme un coût qu’il faut réduire. Nous dépensons 78 milliards d’euros d’exonérations de cotisations sociales alors que les évaluations montrent qu’en termes de création d’emplois ou de compétitivité, cela n’apporte pas grand-chose. Et les entreprises ont quatre grandes actions :

  • La délocalisation pour produire moins cher (on délocalise plus en France qu’ailleurs),
  • La sous-traitance pour produire moins cher des services aux entreprises ;
  • Les salariés seniors sont considérés comme trop chers et on s’en débarrasse : par le passé avec les préretraites, et aujourd’hui avec les ruptures conventionnelles et les plans sociaux ;
  • Pour ceux qui restent en entreprise, on essaie d’accroître leur productivité quantitative.

Dans les entreprises allemandes, a contrario, le travailleur est le cœur de la production. Il n’est du tout considéré comme un coût mais comme un investissement. C’est l’approche générale des salariés dans les pays nordiques, les Pays-Bas, en Autriche ou en Californie pour les métiers de la Tech.

Y a-t-il un lien entre absentéisme et intensification du travail ?

Dans beaucoup d’entreprises, on considère l’absentéisme comme étant le résultat de comportements individuels. Des chiffres globaux sont le signal que les conditions de travail ne sont pas satisfaisantes, usantes et conduisent à l’absentéisme.

Dans un chapitre du livre, nous donnons l’exemple des chauffeurs de bus. Le management de la RATP considère qu’ils ont amélioré les conditions de travail en mettant le moteur à l’arrière du bus, en améliorant le confort des fauteuils. Mais ils n’ont pas réalisé que les horaires sont de plus en plus durs, les personnes exposées de plus en plus à des interactions compliquées avec les clients, ce qui explique en grande partie l’absentéisme. Au lieu de regarder chaque absent, il faut se demander si l’absentéisme n’est pas l’indicateur ou le syndrome d’un problème d’organisation du travail, comme l’intensification du travail.

Pensez-vous qu’il faudra penser à de nouveaux contrats de travail pour les jeunes notamment ?

Les différences ne sont pas marquées selon les travaux qui comparent les préférences des jeunes avec les générations passées. Nous retrouvons chez les jeunes des attentes très fortes vis-à-vis du travail et le risque de déception ou l’idée de ne pas être prêt à tout accepter. Un CDI est un échange de subordination contre la sécurité. De plus en plus de gens ont le sentiment de bien voir la subordination mais moins la sécurité d’un point de vue psychologique, par exemple.

C’est le même débat que pour la semaine de quatre jours. Si c’est pour exécuter sa mission de cinq jours en quatre jours, c’est de l’intensification du travail et nous connaissons les résultats : absentéisme, burn-out, etc. Ou alors c’est la possibilité d’offrir aux salariés une capacité d’organiser leur travail avec les collègues, l’entreprise et la vie familiale, et cela occasionnera un engagement accru des salariés.